La course du hanneton dans une ville détruite
Mi-juillet 1994. Un couple de commerçants du quartier de
l’Opéra à Paris et leurs deux enfants se rendent
dans le Cotentin pour visiter un vaste manoir entouré de
nombreux hectares de terres. C’est un homme d’une soixantaine
d’années, Monsieur Tiercelin, qui les conduit sur place.
Il connaît la demeure et les lieux comme sa poche, ses parents
y étaient gardiens.
A la vue d’un petit cimetière situé sur le terrain
du château d’Auvarqueville, les visiteurs sont étonnés
et prêts à stopper la négociation. Le patron
de l’agence aurait pu les prévenir. Tiercelin s’en tient
à ses souvenirs, il raconte ; là, ce sont deux soldats
allemands, là, un américain et là, cinq maquisards
FTP, tous normands. Le château d’Auvarqueville se situe
seulement à quelques kilomètres de Saint-Lô,
de Sainte-Mère-Église et des plages du débarquement
du 6 juin 1944. Reste une tombe, anonyme et sans date. Tiercelin,
ému, voire mélancolique, plonge à nouveau
dans ses souvenirs. Là, c’est celle d’une fille de l’est
de la France, Barbara qui a fui la Lorraine, une petite femme
née de père inconnu et placée bonne par la
Croix-Rouge, comme cela se faisait à l’époque, chez
Monsieur le Comte d’Auvarqueville. Les enfants du couple posent
sur la sépulture le bouquet de fleurs des champs qu’ils
ont cueilli. Une communion s’est installée entre passé
et présent, entre cette fille de Lorraine et ces commerçants
parisiens.
Nous voici donc, comme les visiteurs, revenus plus de cinquante
ans en arrière. Barbara arrive au château. Découvre,
derrière son piano, Monsieur le Comte. Ce dernier est veuf
et ne s’est jamais remis de la mort, vingt ans plutôt, de
son épouse. Comme absent, perdu dans ses pensées,
il reste parfois à regarder son portrait jusqu’à
s’en fatiguer les yeux. Barbara vaque le mieux possible à
ses occupations. Les jours, les mois, les saisons passent. Une
nouvelle va redonner vie au château lors de l’été
43. Le comte d’Auvarqueville avait décidé d’accueillir
des enfants des villes, une vingtaine de petits réfugiés,
pour qu’ils profitent de l’air de la mer et de la campagne avoisinante.
A l’annonce de cette nouvelle, malgré la charge supplémentaire
de travail, Barbara fut joyeuse. Le vent ne serait plus le seul
à avoir la parole dans la grande demeure.
Aussitôt annoncés, aussitôt arrivés,
ou presque. Le château résonnait des jeux et des
chants des enfants. Barbara leur faisait également la classe.
Dédé, un môme de Belleville de treize ou quatorze
ans, menait sa troupe aux commandements de Barbara. L’argot du
parisien choquait un peu Monsieur le Comte et Barbara mais il
avait fait ses preuves. Il réussissait à se faire
obéir des autres enfants, ou presque.
La fraternité est belle et bonne à consommer sans
modération. Les mois vont passer jusqu’au débarquement
allié. Là, ce ne sera plus la même vie. La
mort, la peur, la faim. Barbara, seule au château, voudra
à tout prix, sauver et nourrir les dix derniers réfugiés,
SES gosses…
Cette merveilleuse et lumineuse Barbara est l’héroïne
de cet émouvant roman. A bord de la Delage du comte, elle
deviendra ce hanneton perdu dans Saint-Lô détruite.
Des militaires américains se serviront d’elle, des allemands
au courant de sa quête feront tout pour l’éviter,
des truands en cavale essaieront de la salir. Elle se défendra
et tuera. Rien ne doit l’empêcher de revenir au château
d’Auvarqueville.
Pierre Siniac a écrit ce livre à partir de témoignages
de prisonniers allemands, de soldats américains et d’habitants
de la région. Depuis 1994, ce roman qui lui tenait particulièrement
à cœur attendait un éditeur. Voilà c’est
fait.
Pierre Siniac est décédé le 11 avril 2002.
Bernard Bec